LES EAUX SOUTERRAINES, UN PATRIMOINE COMMUN QU’IL EST URGENT DE PROTÉGER

Partout dans le monde, la pression sur les eaux souterraines, liée notamment aux usages agricoles, s’accentue. Une « révolution silencieuse », longtemps invisible, qui devient de plus en plus tangible et qu’il convient d’enrayer au plus vite.

En Inde, un État qui compte 1,3 milliard d’habitants, une bonne part de l’agriculture prélève inlassablement de l’eau dans les nappes souterraines pour les besoins de l’agro-industrie. Or, le pays subit régulièrement des phénomènes de sécheresses : le niveau des nappes y a baissé jusqu’à 30 mètres en une génération et des drames s’y jouent au quotidien. Cette situation n’est cependant pas isolée car, partout dans le monde, la pression sur les eaux souterraines s’accentue.  Une « révolution silencieuse », longtemps invisible, mais qui devient de plus en plus tangible et qu’il convient d’enrayer au plus vite.

Une pression croissante et généralisée sur les eaux souterraines

Généralement de meilleure qualité que les eaux de surface, disponibles pour une variété d’usages dans le temps et dans l’espace, les eaux souterraines font l’objet d’une préoccupation croissante. Le prochain rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau, attendu en 2022, leur sera d’ailleurs consacré.

De fait, l’eau souterraine est mobilisée de façon croissante pour les usages urbains et industriels. Elle alimente les débits des cours d’eau et permet le maintien des zones humides, réservoirs de biodiversité. En parallèle, l’usage des eaux souterraines pour l’agriculture a explosé depuis la seconde moitié du XXe siècle, générant des tensions au plan qualitatif comme quantitatif.

À l’échelle mondiale, l’agriculture contribue pour environ 70 % des prélèvements d’eau souterraine, et une part croissante des superficies irriguées dans le monde – environ 40 % à l’heure actuelle, soit plus de 100 millions d’hectares – mobilise cette ressource. Au Maghreb, l’essor de l’économie agricole est clairement corrélé à un usage intensif de l’eau souterraine, qui a permis, par exemple, à l’Algérie de presque quadrupler sa superficie irriguée entre 2000 et 2017. Même lorsqu’ils ont conscience du risque d’épuisement des ressources, les préleveurs sont engagés dans une course au pompage qui peut exclure les plus pauvres et creuser les inégalités économiques et sociales.

Une course au pompage motivée par une multiplicité de facteurs

Les prélèvements d’eaux souterraines permettent aux agriculteurs de compenser un accès impossible ou insuffisant aux eaux de surface, mais aussi de s’émanciper d’un point de vue économique, social, voire politique, des contraintes liées à une gestion collective (communautaire ou étatique) des eaux superficielles, comme les tours d’eau. Dans la plaine du Saïss, au nord-ouest du Maroc, avoir « son puits, son forage, son eau » est devenu une question de dignité et de libération de l’emprise de l’État. La course vers le pompage s’apparente à une course identitaire.

Outre les progrès techniques permettant d’augmenter sensiblement les débits prélevés à des coûts énergétiques réduits, l’intensification de l’exploitation des eaux souterraines est souvent facilitée par certaines politiques publiques. Ainsi, l’accès à l’énergie, lorsqu’il est fortement subventionné (comme dans le cas des énergies fossiles), incite les agriculteurs à prélever davantage quand ils disposent de forages dotés de moteurs qui fonctionnent avec ce type de sources d’énergie. Mais les agriculteurs peuvent aussi se raccorder au réseau électrique ou mobiliser l’énergie solaire (en fort développement sur la planète) pour exploiter des eaux souterraines extraites grâce à une source d’énergie quasi gratuite.

D’autres formes de subventions publiques peuvent également accroître les prélèvements d’eau souterraine. C’est le cas, par exemple, des subventions agricoles dédiées à certaines cultures. En Espagne, les subventions européennes à la production d’huile d’olive ont eu des conséquences dramatiques sur l’aquifère de La Loma (Andalousie).

La libéralisation du commerce international et l’accès à de nouveaux marchés jouent eux aussi un rôle déterminant dans l’accentuation des prélèvements. La production des céréales dans les Grandes Plaines aux États-Unis, celle des cultures fruitières et maraîchères sur le pourtour méditerranéen, ou encore celle des asperges au Pérou, du raisin au Chili, n’existent que grâce à l’exploitation intensive d’eaux souterraines.

Des pistes pour limiter l’usage des eaux souterraines

Les réponses techniques apportées pour limiter les prélèvements agricoles – construction de barrages, retenues collinaires, recours à de nouvelles techniques d’irrigation – sous-estiment souvent les effets induits par ces mesures.

Au Maroc, dans la plaine du Saïss, l’arrivée du goutte-à-goutte, présenté comme une source d’économie d’eau, s’est accompagnée d’un effet rebond : on y a observé une augmentation de 50 % des superficies irriguées entre 2005 et 2014, accompagnée par le doublement des prélèvements en eaux souterraines. En revanche, les économies d’eau permises par cette technologie n’ont pas nécessairement été évaluées.

Plus généralement, les réponses apportées au niveau institutionnel sont de deux types : d’une part, une régulation par les pouvoirs publics et, d’autre part, des mécanismes fondés sur la participation de l’ensemble des usagers. La régulation passe par des instruments réglementaires (autorisations, interdictions, quotas, zonage, fermeture de forages), économiques (taxes, subventions) ou par des mesures indirectes liant l’eau à d’autres enjeux (énergie, sécurité alimentaire). Les mécanismes participatifs tentent d’impliquer les ayants droit à travers des dispositifs de gestion en commun.

C’est sans doute dans des hybridations des deux approches que résident les solutions les plus prometteuses, même si celles-ci se heurtent à des difficultés. Le caractère invisible des nappes phréatiques et l’insuffisance d’études hydrogéologiques, leur manque de partage et de vulgarisation empêchent d’avoir une vision partagée de l’état de la ressource, ce qui est parfois utilisé comme un prétexte à l’inaction.

Les activités de suivi et de contrôle sont, par ailleurs, difficiles et coûteuses : les extractions peuvent s’effectuer depuis n’importe quelle localisation, sans que leurs effets ne soient directement perçus. Les freins sont aussi de nature politique. Les coûts politiques liés à la restriction de l’accès aux ressources peuvent encourager les pouvoirs publics à privilégier un développement économique à court terme aux dépens d’une gestion durable de la ressource.

Reconnaître les eaux souterraines comme patrimoine commun

Un collectif de chercheurs et de praticiens, dont ce texte se fait ici le porte-voix, vient d’énoncer quatre principes pour agir en commun en faveur d’un usage durable des eaux souterraines.

Le premier principe insiste sur la construction de connaissances et de représentations partagées du fonctionnement des aquifères, acceptées socialement et politiquement, et fondées sur des indicateurs facilement appropriables. C’est ce que permettent, par exemple, les observatoires, dont les missions peuvent s’adapter aux besoins de suivi, dans le temps long, de dimensions jugées importantes pour les acteurs concernés : localisation des puits et des forages, suivi des niveaux piézométriques, variables qualitatives, etc. Le centre franco-indien pour la recherche sur les eaux souterraines, basé à Hyderabad en Inde, s’inscrit bien dans cette perspective.

Le second principe propose de mettre en place des processus de partage des connaissances et de négociation où les intérêts divergents peuvent s’exprimer, prenant en particulier en compte les impacts sur les débits des cours d’eau et sur leurs écosystèmes associés. Ainsi au Sénégal, dans la zone des Niayes, correspondant au littoral entre Dakar et Saint-Louis, l’État met en place avec l’appui de l’ONG Gret des plateformes locales de l’eau sur les territoires communaux, associations ad hoc qui réunissent les acteurs locaux autour d’un diagnostic partagé, d’une vision territoriale et de plans locaux de gestion intégrée des ressources.

Le troisième principe conseille de s’appuyer sur des communautés d’usagers pour partager les responsabilités. Selon la maturité de ces communautés, certaines responsabilités peuvent leur être confiées en échange d’engagements. En Espagne, par exemple, sur l’aquifère de La Mancha oriental, l’organisation des irrigants sous forme d’une association d’usagers a réduit les extractions de l’ordre de 25 %. Cela résulte, en particulier, d’un contrôle réciproque des irrigants et de mécanismes de sanction, établis en lien avec les autorités.

Le quatrième principe, enfin, encourage l’appréhension des eaux souterraines comme patrimoine commun et l’élaboration de projets territoriaux permettant la mise en place d’instruments réglementaires légitimes au niveau local. Des initiatives en ce sens ont été, par exemple, menées dans le périmètre de la nappe de la Crau (dans les Bouches-du-Rhône) où se conjuguent, à différentes échelles, des enjeux de préservation de l’environnement, de soutien à une filière agricole sous le signe de la qualité (le foin de Crau) et d’alimentation en eau potable.

Il est urgent d’agir

Nous l’avons vu : de nombreuses régions enregistrent un usage agricole intensif des ressources en eaux souterraines. Même si le potentiel de leur mobilisation n’est pas épuisé partout – l’Afrique subsaharienne, par exemple, n’a pas encore pu investir dans leur développement pour des raisons économiques, politiques ou institutionnelles –, la tendance globale demeure inquiétante. Surtout lorsqu’on fait le bilan des solutions qui ont été jusqu’ici apportées, et qui s’avèrent insuffisantes. Malgré tout, des voies de résolution peuvent être identifiées, pourvu que les acteurs en charge de ces questions acceptent de s’en emparer !

Source : ideas4developement

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