3 QUESTIONS A LAURE CRIQUI ( Matinale « Comment associer les habitants des quartiers précaires à l’accès aux services essentiels ? » )

Plus de 90% de la croissance urbaine est aujourd’hui concentrée dans les pays en développement. Un tiers de la population des pays les plus vulnérables vit aujourd’hui dans des conditions d’habitat très précaire, ce qui exerce une forte pression sur l’accès aux services essentiels. Dans ces territoires, comment les communautés locales, au premier rang desquelles les habitants eux-mêmes, réinventent-ils l’espace urbain et s’organisent-ils pour pallier l’insuffisance d’infrastructures de base ? Comment travailler avec toutes les parties prenantes pour mettre en place des collaborations gagnantes ?

Développer des services essentiels dans un quartier, en quoi cela peut être considéré comme une première étape vers un développement intégré ?

L’accès aux services essentiels est souvent la 1ère étape vers l’inclusion d’un quartier dans la ville. Loin d’être un simple raccordement technique, l’extension des réseaux de services entraîne une série d’effets urbains déterminants. Socialement, l’arrivée des services essentiels change fondamentalement le cadre de vie : le fait d’avoir accès à l’eau plus facilement et de meilleure qualité permet aux habitants de libérer du temps pour une activité économique ou d’améliorer leur logement pour la cuisine ou la toilette. Symboliquement, être reconnu en tant que client avec un contrat et une facture par l’opérateur participe de l’inclusion sociale et  offre des preuves et des documents officiels d’habitation.

Par ailleurs, déployer les services essentiels suppose d’identifier et de préserver des espaces publics pour l’installation des équipements, que ce soit en surface pour des poteaux électriques et des bornes-fontaines, ou sous les rues et voies pour des canalisations. Cette définition de fait de la voirie est un effet secondaire souvent sous-estimé de l’extension des réseaux, alors qu’elle dessine et structure matériellement et sur le long terme la forme des quartiers, et par là  même la ville en train de se construire.

Enfin sur le plan politique, même si les services ne sont pas directement fournis par les autorités publiques, l’entrée d’un opérateur officiellement mandaté apporte une sécurité et une reconnaissance publique voire politique de la légitimité des quartiers et un signal positif quant au fait que la consolidation urbaine est permise et accompagnée, sans risque de délogement futur.

La « participation des populations » à l’accès aux services essentiels est-elle aussi vertueuse et souhaitable ?

Faire participer les populations, c’est considérer qu’en tant qu’experts, politiques, ingénieurs, nous ne maîtrisons pas tout et que les habitants peuvent améliorer la conception ou la mise en œuvre d’un projet. En soi, cela change la manière dont on peut concevoir l’offre de services. Mais si la participation est promue, il ne faut pas se leurrer, c’est aussi que les représentants des pouvoirs publics y ont un certain intérêt : mobilisation de main d’œuvre gratuite, pari sur une meilleure appropriation et donc meilleur entretien à long-terme des équipements, relations pacifiées lors de l’intervention dans des quartiers marginalisés qui facilitent la réalisation des travaux etc. En fonction de la manière dont cette participation est conçue et organisée, les relations instituées entre population et représentants officiels  seront plus ou moins modifiées.

Du côté des populations, la notion de participation repose sur le modèle d’une « communauté d’habitants » unie, égalitaire, mobilisée… Or rien ne garantit cela ! Chefs locaux, relations clientélistes, exclusion des femmes et des jeunes etc. sont autant de dynamiques sociales et politiques micro-locales qui façonnent la manière dont le processus participatif  a lieu, et par conséquent, la légitimité et la représentativité de ses résultats. Cette participation n’a pas de raison d’être spontanée : un accompagnement est nécessaire pour que les habitants se mobilisent, et au passage, renforcent leurs capacités d’interaction avec les pouvoirs publics. Cela ne s’improvise pas non plus, et il faut promouvoir le travail de professionnels spécialisés en ingénierie sociale  de manière à ce que la participation ne soit ni une simple façade, ni une manipulation politique.

Enfin, une question est peu abordée car délicate : quelles sont les populations auxquelles il est demandé de participer ? Rarement les résidents aisés, et bien plus souvent des populations vulnérables, qui ont déjà des rythmes de vie et des activités économiques lourds et difficiles. Il y a donc un coût à la participation, et le faire peser sur les pauvres n’est pas neutre politiquement. En outre, il faut rester attentif à ce que cette participation des populations ne laisse pas la porte ouverte à un désengagement de l’Etat qui se déchargerait de ses responsabilités auprès des habitants, et abandonnerait son rôle de régulateur et de redistributeur.

Quel est le modèle de la ville de demain dans les pays en développement et comment y intégrer les services essentiels pour la rendre inclusive ?

Parler de modèle est toujours un peu dangereux… A l’inverse, il semble important de  regarder plutôt ce qui se fait et la manière dont l’urbanisation a lieu : au-delà de l’image sensationnaliste des bidonvilles les plus précaires, la croissance urbaine démographique et spatiale prend la forme de lotissements périphériques. Cette forme d’urbanisation a pu être qualifiée de quartiers populaires, « bidonvilles bourgeois », urbanisme d’occupation… Elle est certes informelle, c’est-à-dire hors du cadre planificateur, mais  potentiellement organisée par des communautés d’habitants ou des petits promoteurs, installée sur un  temps long, dans un processus de consolidation incrémentale des logements, respectant une trame spatiale et viaire dense, favorisant un usage mixte des terrains avec commerces et logements etc. C’est un processus majeur de construction des villes de demain.

Dans ce contexte, vouloir déployer des grands réseaux d’infrastructures conventionnelles,  contraignantes et coûteuses n’est en phase ni avec les dynamiques urbaines, ni avec les capacités d’action publique. Si ce « modèle » pouvait être adapté aux modes d’urbanisation européens de la fin du XIXème siècle, son exportation peine à remplir les objectifs d’amélioration de l’accès aux services pour tous. En revanche, l’émergence de systèmes décentralisés (bornes-fontaines), de nouvelles technologies (panneaux solaires), de services commerciaux (paiement des factures par téléphone portable), ou encore d’arrangements avec les petits acteurs déjà présents (ré-emploi des chiffonniers) font progressivement évoluer  la forme des réseaux et la manière de délivrer des services. Il ne s’agit plus de déployer massivement des infrastructures, mais d’étendre petit à petit, d’adapter l’offre aux populations et aux capacités humaines et financières de l’opérateur, et éventuellement d’améliorer ensuite  le service. Cette approche incrémentale de développement des services impose de revoir justement les modèles et les pratiques des professionnels du secteur, mais s’avère particulièrement prometteuse car elle s’aligne aux conditions locales et aux dynamiques d’une urbanisation elle-même progressive.

Laure Criqui, chercheure en développement urbain à l‘IDDRI et présidente du réseau Projection

Brief de recherche LCriqui sur le coût réel des services

Partager cet article

Copier le lien de l'article

Copier