La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?

Texte de Magali Reghezza, géographe et membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

En 2020, selon un rapport du World Resources Institute (WRI), ¼ de la population mondiale (environ 1,7 milliards de personnes) vit dans des pays en situation de stress hydrique(moins de 1700 m3 par an et par personne). Dans certaines régions du monde, les êtres humains disposent de moins de 3l d’eau par jour, alors que, selon l’OMS, la quantité adéquate d’eau potable représente au minimum 20 litres d’eau par habitant et par jour.

Le rapport du Programme commun OMS/UNICEF, Progress on household drinking water, sanitation and hygiene 2000 – 2020 rappelle qu’environ une personne sur quatre n’avait pas accès à de l’eau potable à son domicile et près de la moitié de la population mondiale était privée de services d’assainissement. Alors que la pandémie de COVID-19 a montré la nécessité de se laver correctement les mains, trois personnes sur dix ne disposaient d’aucune installation à domicile permettant de le faire.

Malgré des progrès importants, d’ici 2030, seuls 81 % de la population mondiale aura accès à de l’eau potable à domicile (1,6 milliard de personnes en seront toujours privées) et 67% à un service d’assainissement fiable (2,8 milliards de personnes en seront privés). Près de 2 milliards d’êtres humains n’auront toujours pas accès aux installations de base de lavage des mains.

L’eau, une ressource inégalement accessible

À l’échelle mondiale, c’est en Afrique subsaharienne que les progrès sont les plus lents. Au sein des États, les zones rurales sont les plus faiblement équipées. À l’échelle des populations, les plus pauvres sont bien sûr les plus touchés, les femmes, les enfants, les handicapés étant particulièrement exposés.

Le résultat, décrit par exemple par l’Unicef et l’OMS, est terrifiant : 2,6 millions de personnes, soit 5 personnes par minutes, meurent chaque année de maladies liées à l’eau(choléra, la dysenterie ou la fièvre typhoïde). 1,6 million d’enfants, soit un toutes les 90 secondes, décède pour la même raison, et 50% des cas de sous-nutrition chez les enfants sont dus à la consommation d’eau non potable. L’eau insalubre est l’une des premières causes de mortalité au monde.

Carte : Atlas mondial de l’eau, David Blanchon, cartographie : Aurélie Boissière (Éditions Autrement).

La pénurie ou le problème de la relativité

En 2012, des scientifiques américains de l’institut géologique des États-Unis (USGS) ont produit une représentation très frappante pour illustrer les ordres de grandeur de l’eau sur la Terre. Si toute l’eau présente sur Terre était concentrée dans une sphère, son diamètre serait de 1 385 km (environ Paris-Alger), soit 1,38 x 1024 bouteilles d’un litre d’eau. 96,5 % est contenue dans les océans. Problème : cette eau est salée, donc impropre à la consommation.

Comptant pour seulement 2,5% du total, l’eau douce liquide constitue ainsi 1/150 de toute cette eau. Le flux d’eau douce renouvelable est donc en théorie de 16.216 litres par personne et par jour, soit près de quatre fois la consommation des habitants des États-Unis.

Illustration de l'eau sur terre. Perlman, USGS
Howard Perlman, USGS / Jack Cook, Woods Hole Oceanographic Institution / Adam Nieman – Licence : DR

Si on raisonne à l’échelle de la planète, il y a (et aura) largement assez d’eau pour abreuver les hommes et les animaux (point essentiel pour l’élevage, qui ne concerne pas seulement la viande, mais aussi le lait, la laine, la traction animale, etc.). Mais la disponibilité globale de la ressource masque d’importants problèmes locaux.

Pour comprendre la pénurie d’eau, il faut examiner 3 dimensions : la disponibilité, le ratio offre/demande, l’accès.

1/ Quantité et/ou qualité : focus sur l’offre

La répartition de l’eau douce à la surface du globe est très inégale, car, selon les régions du monde la pluviométrie, la nature des sols, la présence d’écoulement de surface, etc, varient énormément. Neuf pays détiennent ainsi 60 % des ressources d’eau douce : le Canada, la Chine, la Colombie, le Pérou, le Brésil, la Russie, les États-Unis, l’Indonésie et l’Inde.

Mais cette répartition est trompeuse : la région amazonienne du Brésil contient plus de 70% de l’eau douce totale du pays, alors que la population y est très peu nombreuse. À l’inverse, le Sertao, dans le Nordeste brésilien est une zone semi-aride, aussi appelé « polygone de la sécheresse ».

Même en quantité suffisante, l’eau douce n’est pas forcément potable. Elle peut être polluée par des activités extractives, agricoles, industrielles, ou à cause de l’absence d’assainissement (selon l’ONU, plus de 80% des eaux usées mondiales et plus de 95% dans certains pays les moins avancés sont rejetées dans l’environnement sans avoir été traitées au préalable).

Parfois, l’eau est naturellement contaminée. Au Bangladesh, un ¼ de la population (35 millions de personnes) est exposée à des concentrations supérieures à 50 microgrammes d’arsenic par litre. L’arsenic est naturellement présent dans l’eau et les forages profonds font augmenter la concentration. Les solutions de dépollution existent, mais ne sont pas accessibles.

2/ Pression sur la ressource : focus sur la demande

La pénurie résulte d’un déséquilibre entre la disponibilité en eau et la demande. Dans de nombreuses régions du monde, la pression sur la ressource est trop grande, soit parce que la population a augmenté – souvent brutalement avec l’urbanisation, soit parce que les usages se sont diversifiés, soit les deux. Contrairement à beaucoup de discours néo-malthusiens, la croissance démographique est loin d’être la seule en cause.

Par exemple, la sédentarisation forcée des éleveurs nomades dans la zone subsaharienne autour des points d’eau, a été un facteur important de déstabilisation locale et de conflits avec les agriculteurs. La pénurie varie aussi dans le temps : en Méditerranée, la demande augmente brutalement l’été, avec l’arrivée des touristes, alors même que c’est la saison la moins arrosée et que les infrastructures d’assainissement sont insuffisamment calibrées.

80 % des réserves d’eau douce disponibles dans le monde sont prélevées chaque année. La demande en eau se répartit entre agriculture (69%, avec des besoins en augmentation constante), industrie (20%) et eau domestique (12%).

Répartition des usages de l’eau par secteur
Répartition des usages de l’eau par secteur (source : d’après FAO)

Comme pour les GES, les consommations varient énormément d’un pays à l’autre. Les États-Unis, avec 5 % de la population mondiale, sont le troisième consommateur d’eau douce, après la Chine et l’Inde, bien plus peuplées. La consommation américaine d’eau s’élève à 2 842 m3 annuels per capita (contre1 089 m3 pour la Chine, 1 071 m3 en Inde et 1 385 m3 en moyenne mondiale).

Enfin, dans le bilan de consommation, il faut, comme pour les GES, raisonner en termes d’empreinte en comptant l’eau invisible, encore appelée eau virtuelle, terme introduit par J.A. Allan au début des années 1990. Un hamburger nécessite l’équivalent de près de 3000 bouteilles d’eau d’un litre. Un kilo de café, c’est 18900 litres. Un Français dépense en moyenne 4 900 litres d’eau par jour pour se nourrir et s’habiller.

Ce point est d’autant plus problématique que certains produits végétaux permettent réduire les pollutions de l’eau, qui elles-mêmes augmentent le recours aux bouteilles en plastique, source de pollutions supplémentaires. Remplacer les fibres plastiques par des fibres végétales dans les vêtements permet de lutter contre les micro-plastiques, mais la fabrication d’une chemise en coton consomme 2500 litres d’eau. Une nouvelle fois, il n’existe pas de solution miracle.

 

Comparaison internationale des volumes d’eau consommée par personne et de l’empreinte eau, moyenne 1995–2016.
Comparaison internationale des volumes d’eau consommés par personne et de l’empreinte eau, moyenne 1995–2016.
D’après les données de base de données EXIOBASE3.7 ; MTES, 2020.

3/ L’accès à l’eau, le nerf de la guerre

La ressource en eau peut exister en qualité et quantité suffisante, mais être inaccessible pour de multiples raisons, qui souvent se combinent : on ne sait pas qu’elle existe (souvenez-vous de Jean de Florette), on n’a pas les capacités techniques et financières pour l’atteindre (forage, puits, etc.), la transporter ou la dépolluer, pas les ressources économiques (l’eau a un prix), le pouvoir en place vous interdit d’y accéder (régimes autoritaires, discriminations ethniques, d’âge, de genre, contraintes fiscales ou juridiques, interdits religieux, , etc.), c’est une zone de guerre ou de conflit.

Les facteurs qui sous-tendent l’accès à l’eau sont les mêmes que ceux qui interviennent dans la vulnérabilité aux catastrophes « naturelles » et aux impacts du changement climatique : précarité économique, exclusion sociale, capital socio-culturel dégradé, régime politique, etc. La crise de l’eau s’enracine dans les inégalités sociales, économiques, territoriales, politiques, en parties héritées, bien plus que dans les « déterminants naturels ».

La question de l’accès à l’eau n’est d’ailleurs pas qu’un problème de pays dits « pauvres ». En France, les Guadeloupéens souffrent d’un accès fortement dégradé à l’eau, au point que les coupures sont programmées (les tours d’eau), car il est impossible de fournir de l’eau à tout le monde en même temps. En 2018, seulement 39% de l’eau mise en distribution a été consommée. 50% de l’eau serait perdue à cause des fuites et de l’eau non traité massivement rejetée dans le milieu, avec des conséquences écologiques (et sanitaires) majeures pour les eaux de surface, mais aussi de baignade… Aux États-Unis, 2 millions de personnes au moins n’ont pas accès à l’eau courante et 13% des ménages autochtones n’a pas à l’eau potable et au traitement des eaux usées. Dans les quartiers pauvres des grandes villes américaines, les pollutions au plomb empêchent la consommation de l’eau.

Et le changement climatique alors ?

En 2021, le rapport multi-institution, State of Climate Services 2021: Water, coordonné par l’OMM, soulignait « qu’il faut agir de toute urgence pour améliorer la gestion coopérative de l’eau, adopter des politiques coordonnées sur l’eau et le climat et accroître les investissements dans ce bien précieux, sur lequel reposent tous les objectifs internationaux en matière de développement durable, d’adaptation au changement climatique et de prévention des catastrophes ».

Tendances du stockage de l'eau dans les terres ces 20 dernières années (2002-2021). 
Tendances du stockage de l’eau dans les terres ces 20 dernières années (2002-2021). 
Les zones en rouge sont celles qui ont connu une importante perte de masse d’eau pendant cette période. Ces zones sont les plus touchées par le changement climatique et/ou les activités humaines. Elles incluent aussi le Groenland et l’Antarctique, qui n’ont pas été représentés sur la carte, car leurs tendances à la perte de masse d’eau sont si importantes qu’elles éclipsent les tendances des autres masses d’eau continentales. Source : WMO

Selon le WRI, 33 pays — dont la moitié au Moyen-Orient, zone géopolitiquement très sensible — seront confrontés à un « stress extrême » d’ici à 20 ans. Accroissement démographique, augmentation de la consommation, urbanisation qui concentre la pression, mais aussi changement climatique d’origine anthropique.

Dans certaines régions du monde, le changement climatique augmentera le déficit pluviométrique. Il aura aussi un impact sur la variabilité inter et intra-annuelle, notamment la saisonnalité. Bien plus que les extrêmes climatiques (sécheresses, étiages prolongés, inondations), c’est la récurrence de ces épisodes qui pourra déstabiliser certaines régions du globe.

Ainsi, le Chili et ses 19 millions d’habitants sont frappés depuis 11 ans par une sécheresse sans précédent, dont les effets sont aggravés par l’accaparement de l’eau par les grands propriétaires, et désormais la pandémie de COVID. En 2019, le déficit de précipitations a été d’environ 75 % en moyenne dans la zone centrale du pays, la plus densément peuplée. La sécheresse au Chili est certes un mécanisme naturel, mais elle est amplifiée par le changement climatique. Les impacts sur l’agriculture, notamment l’élevage, sont catastrophiques (pertes de 40% du cheptel dans certaines régions).

Dans un autre registre, les pluies torrentielles aggraveront l’érosion des sols, sans pour autant permettre la recharge des nappes. Enfin, il ne faut pas oublier les effets domino, très difficiles à modéliser : des épisodes de forte chaleur pourront ainsi augmenter la consommation d’eau, y compris pour produire l’énergie nécessaire au refroidissement (climatiseurs).

Les situations de stress hydrique pourront se transformer en pénuries, en fonction de la combinaison locale entre la diminution de la ressource disponible et l’augmentation de la pression sur l’eau.  Le risque dépendra in fine, de la capacité des pouvoirs locaux et nationaux, voire des organismes internationaux, à garantir l’accès à une eau en quantité et qualité suffisante. La pénurie ne se règle pas forcément par l’auto-suffisance : c’est avant tout une question de souveraineté, de puissance et de partage équitable.

Dans un climat qui change, avec une ampleur et une vitesse jamais connue dans l’histoire de l’humanité, assurer l’accès à l’eau potable deviendra d’autant plus compliqué qu’une partie des solutions constitue soit des mal-atténuations, soit des mal-adaptations. Par exemple, le dessalement d’eau de mer consomme énormément d’énergies fossiles, tout en produisant une eau très chère. Le stockage d’eau dans des réservoirs ou des bassines, outre les pertes liées à l’évaporation, peut avoir des conséquences délétères sur les écosystèmes ou le bilan sédimentaire des fleuves, contribuant au recul de certains littoraux.

Eau, climat, transition : même combat

Comme n’importe quel problème environnemental, le manque d’eau, et plus encore d’eau potable, est un problème fondamentalement politique. Il trouve ses racines dans l’inégal accès à la ressource, à cause d’un partage inéquitable souvent dû aux asymétries de pouvoir. Les historiens ont montré qu’il n’y a quasiment jamais eu de guerre de l’eau stricto sensu. L’eau joue en revanche un rôle de catalyseur de conflits, dans des situations déjà fortement instables, qui cristallise les tensions et sert de déclencheur.

Alors que la pression sur l’eau augmente, du fait de besoins toujours plus importants, essentiellement liés à des enjeux de production, et qu’une partie de la population mondiale souffre déjà du manque d’eau, le changement climatique est un facteur de déstabilisation supplémentaire. S’il peut créer localement des situations de pénuries graves, il révèle surtout les déséquilibres (géo)politiques et économiques mondiaux, et les limites d’un modèle de développement, qui, au lieu de satisfaire les besoins vitaux du plus grand nombre, dégrade les conditions de vie et le bien-être des plus fragiles sous couvert de progrès.

Malgré les progrès accomplis au cours des dernières décennies, l’ONU-Eau signale que le monde n’est toujours pas en mesure de réaliser l’accès universel à l’eau potable et à l’assainissement géré en toute sécurité (ODD 6) d’ici à 2030. Pour atteindre cet objectif, il faudrait multiplier par quatre les taux de progrès actuels. L’eau est donc bien un défi du XXIe siècle, très insuffisamment traité, y compris en France. Deux questions doivent être urgemment mises à l’agenda politique mondial et national : 

  • déterminer les stratégies d’adaptation à la nouvelle donne hydro-climatique (adapter les besoins, réduire la consommation, changer les cultures, changer certaines activités, stocker, etc.) et allouer les moyens et les fonds nécessaires ;
  • définir les conditions d’un juste accès à l’eau et d’un partage équitable de la ressource (transfert d’eau et solidarité interrégionale, droit à l’eau, service minimum universel de l’eau, etc.).

Le mot de la fin

La gestion de la ressource en eau est un volet essentiel de la transition écologique. La technique pourra aider, l’évolution des comportements aussi, mais, une nouvelle fois, sans anticipation, stratégie, portage et pilotage, sans réflexion sur la consommation et les besoins, l’innovation technologique ou l’injonction individuelle moralisatrice ne résoudront rien, car elles ne s’attaquent pas aux causes profondes du problème.

« Nous devons prendre conscience qu’une crise de l’eau se profile » déclarait en 2021 M. Petteri Taalas, Secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale, lors de la présentation du rapport State of Climate Services 2021: Water. Pas plus que la guerre de l’eau, la crise de l’eau n’est pas inéluctable. Encore faut-il se donner les moyens d’agir, et de sortir des logiques curatives habituelles pour prévenir les risques et accompagner, lorsque cela est nécessaire, la transition.

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