L’eau, un droit et un bien en danger ?

Un étang dans le village de Dhokandpur, en Inde, collecte l’eau de pluie qui est ensuite utilisée par les villageois uniquement pour boire. © PNUD Inde/Prashanth Vishwanatha

Cet article préface un livre qui vient de paraître « L’eau, un bien commun ? » publié chez l’éditeur mare & martin. A la suite de cet article, vous pourrez lire l’introduction de Sabine Boussard et découvrir la couverture de l’ouvrage. Cette publication inaugure une série d’articles à paraître dans l’édition du mois prochain à l’occasion de la Journée Mondiale de l’Eau du 22 mars.

Préface

Alain Boinet.

Fondateur de l’organisation humanitaire Solidarités International et de la revue en ligne http://www.defishumanitaires.com Administrateur du Partenariat Français pour l’Eau de la Fondation Véolia et du Think Thank (re)sources.

La première qualité de cet ouvrage est, d’emblée, de présenter l’eau comme un bien commun de l’humanité. Et pourtant le droit à l’eau ne va pas de soi, il reste à réaliser !

En effet, l’eau est non seulement très différemment répartie dans le monde pour ses habitants, abondante ici, rare là. Mais encore, l’eau de boisson même en quantité suffisante peut ne pas être potable et donc être dangereuse à boire.

Avant d’aller plus loin, je dois dire que je ne suis pas juriste, contrairement aux directrices de ce projet de recherche, Sabine Boussard et Clémentine Bories, qui plaident à raison, à l’aide des contributrices et contributeurs de cet ouvrage, pour que le bien commun qu’est l’eau entre dans le champ du droit tant pour la protéger que pour mieux la répartir.

Je suis un humanitaire qui agit avec le sens du devoir auprès des populations en danger dans le monde du fait d’un conflit, d’une catastrophe ou d’une épidé­mie afin de répondre à leurs besoins vitaux quotidiens : boire de l’eau potable, manger, être abrité, être soigné, être protégé. Au fil de mon action, j’ai découvert que l’eau était un bien commun essentiel à toute vie et dont le statut devait être promu « au niveau existentiel » qui est le sien.

Aujourd’hui, parmi les huit milliards d’êtres humains qui peuplent notre planète, plus de deux milliards n’ont pas accès à une eau potable et plus de quatre milliards n’ont pas accès à un assainissement, c’est-à-dire à des toilettes dignes de ce nom. C’est tout l’enjeu du lien étroit entre eau et santé.

Deux jeunes garçons portent de l’eau aux environs d’un camp de personnes déplacées près de la ville de Jowhar, en Somalie. © UN Photo/Tobin Jones

Cette eau insalubre est une cause majeure de mortalité dans le monde pour des millions d’êtres humains, singulièrement pour les enfants de moins de cinq ans du fait des maladies hydriques (diarrhées, choléra, typhoïde, hépatite, bilhar­ziose, poliomyélite) ; l’absence d’accès à l’eau potable est un obstacle majeur à tout développement des populations dans les pays les moins avancés.

Pourtant, le droit à l’eau et à l’assainissement a été reconnu par la Résolution du 28 juillet 2010 (résolution 64/292) de l’Assemblée Générale des Nations-Unies qui « reconnaît que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit de l’homme, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme ». C’est dire le hiatus qu’il y a entre le droit et la réalité ! L’ouvrage ambitionne de combler ce hiatus qu’il met en évidence et cherche à analyser en utilisant la théorie au service de la pratique.

Si la communauté internationale s’est mobilisée avec les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD 2000-2015) qui ont permis de véritables progrès. L’Objectif 6 de l’eau a pris un retard considérable, parmi les 17 Objectifs du Développement Durable (ODD 2015-2030) votés à l’unanimité par 195 États en 2015 et qui vise un accès universel à l’eau, pour tous dans le monde, en 2030.

Pourtant, à mi-parcours des ODD en 2023, les causes du retard ont bien été identifiées comme le souligne le Partenariat Français pour l’eau : une gouver­nance mondiale dispersée à l’ONU, un manque de pilotage stratégique de même qu’un manque de volonté et d’outils dans de nombreux pays. D’un point de vue financier également, il faudrait quadrupler les financements pour atteindre l’objectif d’accès universel à l’eau potable en 2030 et les multiplier par 23 dans les pays fragiles en crise. Aussi, nous attendons les décisions qui s’imposent lors du Sommet mondial des ODD à New York en septembre 2023.

Les 17 objectifs de développement durable de l’ONU © Sommet sur les ODD 2023/ONU

 

Les pays les plus développés ne sont pas à l’abri de certaines insuffisances. La crise de la Covid-19 et la nécessité d’éviter les lieux de propagation de la pandémie a conduit des associations humanitaires, intervenant dans les crises internationales en matière d’accès à l’eau potable, à l’assainissement et à l’hy­giène comme Solidarités international à se mobiliser dans des bidonvilles en France métropolitaine même où, comme le rapporte Coalition Eau, près de 400 000 personnes ne seraient pas raccordées. Ainsi que dans les Territoires d’Outre-Mer (Mayotte, Guyane, Martinique, Guadeloupe, La Réunion) où demeurent des situations critiques.

Heureusement, en décembre 2022, la directive européenne « Eau potable » 2020/2183, dont l’article 16 encadre l’accès à l’eau potable des populations vulnérables et marginalisées, a été transposée en droit français avec la publica­tion de l’ordonnance n° 2022-1611 du 22 décembre 2022 relative à l’accès et à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine. Une semaine après étaient publiés deux décrets d’application dont le décret n° 2022-1721 relatif à l’amélioration des conditions d’accès de tous à l’eau destinée à la consommation humaine.

Mais cela ne règlera pas tout, loin de là ! Le 17 juillet 2023, la Cour des Comptes a publié un rapport très critique sur la gestion de l’eau en France. La quantité d’eau disponible a diminué de 14% entre la période 1990-2001 et la période 2002 – 2018 : et la situation devrait s’aggraver vers une baisse de 30 à 40 % d’ici à 2050. Selon la Cour des comptes, « Seule une stratégie déterminée de réduction des prélèvements et d’utilisation raisonnée » constitue « l’unique solution » possible. Dont acte.

Plus globalement, l’eau est victime de la pollution, de la croissance expo­nentielle de la consommation ainsi que du réchauffement climatique. En effet, le cycle de l’eau se trouve dangereusement perturbé par le réchauffement de la température qui accélère l’évaporation tout en accroissant sécheresse et inon­dations extrêmes. Au point de risquer d’enclencher un phénomène irréversible par la fonte des glaces avec un impact sur les rivières et les fleuves et, partant, l’élévation du niveau de la mer. L’eau est ainsi un marqueur déterminant des élévations de la température et de ses conséquences les plus néfastes.

 

Les sécheresses ont un impact considérable sur la disponibilité de l’eau pour les communautés vulnérables. © OMM/Edward-Ryu

De même, la démographie exponentielle en Afrique est un sujet de préoccu­pation alors que seulement 24 % de l’Afrique subsaharienne a accès à une source sûre d’eau potable et que celle-ci recule dans les quartiers informels des grandes villes africaines.

Nous étions 2,6 milliards d’habitants en 1950, nous sommes 8 milliards en 2023 et nous serons près de 10 milliards en 2050. L’Afrique va passer de 1,4 milliards d’habitants aujourd’hui à 2,5 milliards en 2050 : quel défi pour l’Afrique comme pour la planète !

Les chiffres sont là et leur télescopage nous interpellent. Plus du quart de la population mondiale, vivant dans dix-sept pays, est en situation de stress hydrique alors que, dans le même temps, la demande mondiale en eau devrait croître d’au moins 30 % d’ici 2050. Si l’eau est un bien commun, au-delà du débat récurrent entre le public et le privé, il faut dire que l’eau a un coût, même dans l’aide humanitaire si l’on veut, au-delà de l’urgence, assurer un approvision­nement durable des populations.

Cette tension autour de l’eau explique pourquoi, selon les statistiques, parmi les conflits liés à l’eau, nous avons connu une centaine de conflits entre 1960 et 2010 puis nous avons constaté une accélération de 2010 à 2021, comptant plus de 800 affrontements, avec pour la seule année 2021 un chiffre record de 124 incidents.

Affrontements locaux entre usagers de l’eau (entre nomades et agriculteurs, entre agriculture et industrie, entre villes et campagne) et affrontements possibles entre États dans plusieurs régions du monde en l’absence d’une gestion intégrée des ressources en eau transfrontalières.

Plus que jamais, l’eau, source de vie, est un bien commun à protéger et à répartir. C’est tout le mérite des autrices de cet ouvrage de mobiliser le droit au service de cette grande cause.

Alain Boinet

 

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