ENTRETIEN. « Nous allons devoir changer notre rapport à l’eau »

Une photo aérienne montrant la Loire à Ancenis (Loire-Atlantique) le 6 mars 2023. | FRANCK DUBRAY / OUEST FRANCE

La préservation des ressources en eau douce est l’un des enjeux de notre siècle. À l’occasion de la journée mondiale de l’eau, ce mercredi 22 mars, Agathe Euzen, chercheuse au CNRS et responsable de la cellule Eau, nous rappelle les défis à venir pour ne pas manquer d’eau.

Y aura-t-il assez d’eau pour cet été en France ? Après un hiver particulièrement sec et doux, le pire est redouté pour les mois à venir. L’eau, ses usages et sa gestion sont désormais au cœur des préoccupations.

Alors que le cycle de l’eau se dérègle à mesure que la planète se réchauffe et que la pollution aquatique s’accroît, les humains vont devoir changer leur rapport à l’eau, assure Agathe Euzen, chercheuse au CNRS et responsable de la cellule Eau.

En ce 22 mars, journée mondiale de l’eau, la co-directrice du programme OneWater, revient pour Ouest France sur la situation des ressources en eau et les défis à venir.

Toutes les régions du monde connaissent désormais des phénomènes météorologiques extrêmes liés à l’eau (sécheresse, inondations, crues…) et des milliards de personnes souffrent encore d’un accès inadéquat à cette ressource. On voit bien que l’eau est un enjeu majeur du XXIe siècle…

Oui. Nous sommes dans un processus aux multiples causes et l’on voit que pour un certain nombre d’événements, les problématiques liées à l’eau sont au cœur des enjeux actuels et à venir.

Comment expliquer cette crise de l’eau ?

D’un côté, le cycle de l’eau est bouleversé par le dérèglement climatique, et d’un autre côté, on a un certain nombre d’activités humaines (industrielles, énergétiques, agricoles…) et une demande croissante qui exercent une pression sur la ressource en eau. Or, l’accumulation de ces multiples paramètres est parfois plus forte que la capacité de la ressource à se régénérer naturellement. Jusqu’à présent, nous étions dans une logique où l’on considérait que l’eau était abondante à tout moment et en quantité voulue.

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Dans quel état se trouvent les ressources mondiales en eau douce ?

Concernant la quantité, des collègues hydrologues disent qu’on a gardé le même volume à l’échelle de la Terre. C’est sa répartition dans le temps et dans l’espace qui a varié. En revanche, en termes de qualité, la situation a vraiment changé. Les pressions anthropiques [fait par un être humain ; dû à l’existence et à la présence d’humains] conduisent à une dégradation de la qualité de l’eau brute. Malheureusement, cette problématique risque d’avoir aussi des conséquences importantes sur l’environnement et la santé humaine.

Et que peut-on dire de la France qui a connu un hiver 2023 particulièrement sec et doux ?

On se retrouve dans une situation sans précédent où les nappes ne sont pas suffisamment rechargées et où certains cours d’eau sont déjà à sec.

L’hiver, tel qu’on peut le connaître en France, est une saison où l’on observe habituellement une pluviométrie suffisamment importante pour recharger les nappes phréatiques. D’autant qu’à cette période de l’année, ces réserves d’eau se remplissent plus facilement, car la végétation est encore endormie. La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui est le résultat de plusieurs années trop douces et trop sèches sur le plan du climat. Ce manque d’eau va avoir un impact sur nous, mais aussi sur tout un écosystème végétal et animal.

On manquera d’eau seulement si on l’utilise mal et si on ne la partage pas

— Agathe Euzen

À quoi doit-on nous attendre pour l’été à venir ?

Le printemps arrive et certaines régions manquent de stock d’eau. On risque de se retrouver dans des situations de crises et de pénuries cet été. Si jamais il se met à pleuvoir, il va falloir beaucoup, beaucoup d’eau pour venir compenser ce qu’on n’a pas eu ces derniers mois, voire ces dernières années si on remonte un peu plus dans le temps. S’il se met à pleuvoir de façon extrêmement violente, on va faire face à des inondations, parce que le milieu n’est pas forcément en capacité d’absorber des volumes d’eau importants en très peu de temps. Il nous faudrait des précipitations régulières et continues pour espérer une recharge des milieux naturels en eau.

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Plus généralement, doit-on craindre de manquer massivement d’eau à l’avenir ?

Aujourd’hui, nous n’avons plus autant d’eau au même endroit, au même moment, que ce que l’on a pu connaître auparavant. Il va falloir changer nos usages. On manquera d’eau seulement si on l’utilise mal et si on ne la partage pas. Si elle est appropriée par certains, sans prendre en considération les besoins des autres sur le territoire, alors là, on risque de se retrouver en difficulté.

Avons-nous pris la mesure de l’enjeu en France ?

Je dirais qu’on est passé d’une prise de conscience à une prise de réalité. L’été dernier, on s’est rendu compte que ça n’arrivait pas qu’ailleurs. Chacun de nous a été plus ou moins touché par l’un des incendies, soit parce qu’il vivait dans le territoire, soit parce qu’il avait des connaissances là-bas, soit parce qu’il y avait passé des vacances. À cause de la sécheresse, la situation était telle que certaines communes se sont retrouvées sans eau et ont été obligées de se faire livrer de l’eau potable par camion. L’action de tourner le robinet a pris alors un tout autre sens. Je pense que la prise de conscience est là maintenant, il faut à présent passer à l’action et prendre des décisions à tous les niveaux en s’assurant de leur soutenabilité, leur équitabilité et leur viabilité.

Face à l’urgence climatique, les présentateurs météo changent de ton pour parler du temps en évitant par exemple le terme de « mauvais temps » pour présenter un épisode pluvieux. Le choix des mots est-il nécessaire pour éveiller les consciences ?

Il est même indispensable. Nos représentations autour de la météo et du climat doivent changer. Ces changements doivent s’opérer à tous les niveaux. Désormais, nous ne pouvons plus raisonner de la même manière.

L’eau n’est pas une marchandise

— Agathe Euzen

L’eau est aussi un enjeu géopolitique. L’accessibilité à la ressource est à l’origine de tensions entre certains pays. Les guerres de l’eau sont-elles inévitables à l’avenir ?

Je ne le formulerai pas ainsi, mais oui, les tensions vont être de plus en plus exacerbées entre les territoires à l’amont et ceux à l’aval de la ressource notamment. C’est pour cela qu’il est essentiel d’avoir une approche plus globale et socio-systémique pour mieux partager cette ressource précieuse.

Effectivement, il y a déjà des conflits sur des usages et des choix qui sont faits pour privilégier certains usagers. À mon sens, nous ne pouvons plus raisonner de la sorte et cela soulève des questions plus profondes sur nos sociétés et nos modes de consommation. Désormais, il faut interroger notre usage de l’eau en fonction de la disponibilité de la ressource et non plus en fonction de la bourse, de rendements ou d’un intérêt économique individuel.

Faut-il sortir l’eau du marché et en faire un bien commun à partager par tous ?

Oui ça, c’est évident. Ce qui est inquiétant c’est qu’on est dans un modèle de société qui met en avant le marché et l’économie, mais l’eau n’est pas une marchandise et on ne peut pas l’intégrer dans ce registre-là.

De même qu’il existe une empreinte carbone, faut-il imaginer créer une empreinte eau des activités humaines ?

Ça se fait déjà. Dans les analyses de cycle de vie d’un produit, on parle déjà de « l’empreinte eau ». Celle-ci prend en considération la quantité d’eau utilisée pour le produit. À mon sens, pour être plus globale, cette « empreinte eau » devrait également prendre en considération la qualité de l’eau afin d’avoir une idée de l’impact de l’activité humaine sur l’eau utilisée.

Quels sont les défis qui nous attendent pour gérer cette crise de l’eau ?

Nous devons changer notre rapport à l’eau et faire évoluer nos modèles de gestion de l’eau en prenant davantage en considération la ressource en fonction de sa disponibilité, sa renouvelabilité et de sa qualité. L’eau ne doit plus être considérée comme étant au service des usages ou des intérêts individuels. Il faut rappeler qu’elle joue aussi un rôle essentiel pour les écosystèmes et les milieux aquatiques.

Notre gestion de l’eau doit désormais intégrer les incertitudes et les éventuelles crises à venir. Cela implique de revoir nos usages et nos modes de consommation. Nous devons replacer l’eau au cœur du débat climatique et rappeler en quoi elle est directement associée au dérèglement climatique. S’il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de vivant.

Avez-vous des raisons d’espérer pour l’avenir ?

Bien sûr, car il est encore temps d’agir. Il y a énormément d’initiatives qui sont conduites dans les territoires. De façon générale, on voit bien qu’une grande partie de la population veut faire de son mieux pour préserver la ressource en eau et ça dans tous les secteurs. À une petite échelle, il y a beaucoup d’actions qui sont engagées comme la réutilisation des eaux de lavage dans le secteur industriel ou encore le développement de cultures plus adaptées à la ressource disponible dans le monde agricole. Même à l’échelle individuelle, on voit de plus en plus dans les jardins des systèmes de récupération d’eau de pluie. Toutes ces petites initiatives sont essentielles. Il faut les valoriser et les inscrire dans un cadre plus global pour les consolider et les généraliser lorsqu’il est pertinent de le faire. Elles doivent être soutenues par des actions politiques plus globales à la hauteur des enjeux actuels et à venir.

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